Roger Darton dans « Les gardiennes du pénitencier »
Christophe Bier, à la très riche actualité, avec la sortie de ses deux volumes en collaboration de Jimmy Pantera d’Orgasmo (on y reviendra), et la présentation de son documentaire « Eurociné 33 Champs-Elysées » (suite logique de son ouvrage « Cinéma culte Européen : Eurociné », hélas épuisé) à la Cinémathèque le 22 mars 2013, salué dans le dernier numéro de Chronic’art, nous fait l’amitié de rendre hommage à Roger Darton.
DARTON, FANTAISISTE BELGE DANS LES MEANDRES D’EUROCINE
Roger Darton, fantaisiste, chanteur et comédien, homme de spectacle et directeur d’un Centre de variétés depuis 1977 dans sa ville natale de Liège, pour lequel il écrivait des opérettes, était une figure sympathique et appréciée de Liège. Il s’en est allé le 24 novembre 2012 dans l’indifférence des sites nécrologiques. La presse locale en revanche s’en était fait le vif écho puisque la ville de Liège s’apprêtait en janvier à fêter les 60 ans de carrière de ce citoyen d’honneur.
Pour ma part, je l’avais rencontré le mardi 12 juin 2012, chez lui, au 23 rue de l’Etuve, dans un appartement rempli de souvenirs, sur le bord de cheminée duquel trônait son buste, souriant. J’étais venu le filmer avec mon chef op’ Yannick Delhaye pour un documentaire consacré à Eurociné, la maison de production pour laquelle il avait le plus joué. C’était un témoin auquel je tenais beaucoup, dont j’avais toujours apprécié l’aura un peu dépressive qu’il offrait aux personnages de ces films-là. Il avait accepté de bon cœur, « pour ce brave Marius [Lesoeur] », le fondateur d’Eurociné. Darton – sur les affiches de music-hall il était souvent crédité « Darton » – avait insisté pour nous inviter à déjeuner. L’entretien fut mis en boîte ensuite. Il était très soucieux, comme beaucoup d’artistes heureux de leur carrière, de ne pas ironiser sur Eurociné, qui se prête pourtant si facilement à la dérision. De bons souvenirs donc, l’évocation des jolies filles qui peuplaient les bandes fauchées d’Eurociné, son entente remarquable avec Monica Swinn.
Né Joseph-Roger Gobiet le 25 juin 1927 à Liège, le fantaisiste avait découvert sa vocation à 14 ans, en travaillant comme chasseur au grand café Britannique, séduit par l’orchestre jouant pour les officiers allemands et les nantis qui s’engraissaient par le marché noir. Il prit alors des cours de chant, décrocha un premier contrat à 16 ans et choisit son nom de scène . En 1948, il fugua à la conquête de Paris et chantait aux entractes des cinémas de quartier de Puteaux ou d’Asnières, silhouette fragile mais voix de baryton entonnant, parfois sans micro, des goualantes réalistes. De retour en Belgique, il intégra une troupe, imitant Stan Laurel dans des sketches, chantant des opérettes en wallon, se produisant dans des revues comme Sois belge et tais-toi aux côtés de Sim et dînant avec Marlène Dietrich à la Saucisse Joyeuse de Liège, rue des Bouchers. C’était un grand copain de Brel, qui l’engagea en 1971 dans Franz. Dans les années 60/70, Darton retrouva Paris et enregistra quelques disques chez Decca, firme dans laquelle il travailla beaucoup. De tout cela, et de bien d’autres choses, Darton parle dans un livre de souvenirs : Pince-moi je rêve ! mis en forme par Jean Jour, aux éditions Dricot, à Liège. Précieux ouvrage, pas prétentieux pour un sou, enrichi d’un abondant cahier photos de 48 pages. Une plaquette plus modeste, Une route semée d’étoiles, qu’il avait éditée lui-même en 2004 pour ses 60 ans de carrière, rendait hommage à toutes les stars qu’il avait croisées.
Sa carrière fut entièrement vouée au music-hall. Je me souviens des deux énormes scrapbooks que Darton nous montra, remplis de coupures de presse, d’annonces de spectacles, dans les villes d’eau et les casinos de France, en Wallonie, en Europe, tours de chant innombrables. Il ne restait que peu de place pour le cinéma. Il y eut une expérience belge dès 1955, l’obscure pochade Et que ça saute, mais il faudra attendre les Seventies et son installation à Paris pour étoffer sa filmographie. Le voici enrôlé dans trois films de l’extravagant Jean Louis Van Belle : Dédé la tendresse, un polar avec Dalio resté jusqu’à présent inédit, Un tueur, un flic, ainsi soit-il… (ou La Balançoire à minouches avec des inserts hard), dans lequel il jouait l’avocat de Jean Servais, politicard véreux qui magouillait dans un trafic de drogue, et Bastos… ma sœur préfère le colt 45 (ou La Guerre des espions), comédie loufoque qui utilisait des phylactères, multipliait les jeux de mots et les gags les plus absurdes. Dans ce dernier titre, Félix Marten, Zanini et des espions internationaux achevaient leur course dans une station de ski à Avoriaz où officiait Philippe Castelli. Nanarland, le « site des mauvais films sympathiques » n’en est toujours pas revenu, rendant, sans connaître son nom, un hommage mérité à Darton, dans le rôle de deux jumeaux, dont l’un se déguisait en officier allemand : « qu’il roule des yeux, écrit le dénommé Zord de nanarland, en imitant un accent allemand de bazar (qu’il n’a d’ailleurs pas dans toutes les scènes), récite des odes à la grandeur d’une race saine ou sautille comme un dément sous prétexte que « l’instinct, c’est capital », la palette de son jeu se décline comme une sorte de mélange entre le syndrome de la Tourette et la danse de Saint-Guy. Dommage que son identité nous soit inconnue, car il transforme n’importe quelle scène dans laquelle il apparaît en une espèce de happening post-dadaïste qu’on imaginerait très bien dans un festival de théâtre de rue (…) » L’ironie est cruelle mais cela vaut mieux que mépris ou indifférence.
Et enfin, Darton devint un familier d’Eurociné. Tout commença par les westerns érotico-parodiques de Gilbert Roussel. Ce fut d’abord Les Aventures galantes de Zorro, remontage d’un vieux Zorro espagnol de 1962, rafistolé par un tournage de quelques jours à Paris et Bruxelles. L’hybridation laissait songeur, malgré un Zorro masqué dans les deux métrages. Darton subissait l’épreuve des champs-contrechamps, en capitaine Pédro, convoqué dans le bureau du gouverneur du film espagnol, écoutant ses ordres proférés hors-champ, derrière un miteux mur de décor, ou chevauchant le capot d’une 2CV en faisant semblant de cavaler à cheval. Plus drôles furent Les Orgies du Golden Saloon, digérant lui aussi des morceaux entiers de La Griffe du Coyote, un Mario Caiano de 1963, par une post-synchro stupéfiante. Darton s’amusait en Sabata, habillé en noir, patron dudit saloon, forçant à la prostitution des filles kidnappées. Un autre héros masqué, Richard le Noir, entre une chevauchée dans les bois et une bataille de pâte à crêpes, faisait le ménage dans l’intrigue. Darton, avec l’orchestre de Daniel White, poussait la chansonnette du générique. « Il fallait bien faire bouillir la marmite » concédait-il dans son livre, jouant ensuite une folle tordue dans Hommes de joie pour femmes vicieuses. Arriva en 1976 le diptyque ferroviaire nazi : Train spécial pour Hitler et Elsa Fraulein SS. Darton faisait surtout, dans le second, un officier nazi ravagé de tics faciaux, dans un prologue qui n’avait aucune vocation comique ! C’était ça, le charme des productions Eurociné, dans lesquelles les acteurs un tant soit peu aguerris expérimentaient en douce. J’avais interrogé Darton au sujet de ce tic ; il m’avait expliqué qu’il avait vu un officier allemand affublé de la sorte. Pour lui, cela n’avait rien de grotesque ! « Tous ces petits films, écrit-il, ne nous enrichissaient certes pas, mais on s’amusait. On était même grugés parfois, car on nous cachait certains rushes qu’on employait pour d’autres films, profitant de notre naïveté dans un travail totalement décousu par la force du découpage d’un scénario dont on ne connaissait pas nécessairement tout. Je fus berné de la sorte dans La Cage dorée : lors d’une prise de vue, on me demanda de changer de costume entre deux scènes. Je n’en voyais pas l’utilité. Simple pourtant ; on tournait deux films en même temps ! Les cachets, eux, n’étaient évidemment pas doublés. » Cette anecdote croustillante, typique d’Eurociné, fort heureusement pour mon documentaire, il nous l’avait ressorti spontanément devant la caméra. Cela l’avait visiblement marqué ! Il faisait allusion à une journée à Soisy, dans la propriété de la famille Lesoeur. En même temps que Des filles dans une cage dorée, qui connut de multiples titres dont un incroyable Surboums pornos (musclé d’inserts hard), Marius Lesoeur tournait des scènes de Paris porno (avec Darton en prof d’érotologie). Soisy-sur-Ecole, Darton y est allé plusieurs fois, notamment pour des plans en extérieurs censés corser une Marque de Zorro, a priori jamais sorti. Monica Swinn, en zorrette, se souvient parfaitement de Darton : « Il se retrouvait à Soisy, perdu dans des raccords improbables en officier nordiste, avec des nostalgies de music-hall. Chaque fois qu’il bougeait, les épaulettes de son uniforme se détachaient. Il était malheureux. ». Mais le plus sidérant film-patchwork est ce fameux Des filles dans une cage dorée, accumulant des stock-shots entiers de Pigalle carrefour des illusions, avec des plans d’Une vierge pour Saint-Tropez et Hommes de joie pour femmes vicieuses, pour une sombre histoire, avec Jess Franco en cameo. Ce cadavre exquis, piétinant la narration, distille une ambiance déprimante dans des décors minimalistes, sans aucune tension. Darton était idéal, les yeux tombant, anti-héros désabusé, M. Winter, pitoyable proxénète fuyant l’air vicié de Hong Kong pour se laisser arrêter à Paris, à cause d’un microfilm dont on ne saura jamais rien. Il passait tout le film à mâchouiller des caramels et à en proposer aux autres protagonistes. C’était une idée de Franco, venu épauler Marius Lesoeur, un peu dépassé par son tournage. Darton nous avait confié que tout ce tournage était fort confus. Jess Franco exploita bien ce côté nonchalant de Darton, dans deux films tournés sur la côte d’Azur en 1975. Complice de Lina Romay dans Prison de femmes, qui fut classé X pour violence, il éliminait sans pitié « des individus qui ne méritaient que cela ». Quelques mois après, Darton était un gouverneur tourmenté par le voyeurisme dans le très bon Frauengefängnis, un WIP éprouvant peuplé de prisonnières torturées par des personnages visqueux, dominé par Monica Swinn, directrice de prison sadique et lesbienne, en monocle et en short ultra court. Cette bande érotique de bonne facture n’était pas un film Eurociné mais une production du zurichois Erwin C. Dietrich. Cependant, des pans entiers de Frauengefängnis seront plus tard cannibalisés par Eurociné pour le très stupéfiant Les Gardiennes du pénitencier, autre rafistolage sidérant, tant bien que mal troussé par Alain Deruelle auquel Marius Lesoeur montrait des petits bouts du film de Franco, lui affirmant qu’il était inachevé. Darton avait été réquisitionné pour de nouvelles séquences, tournées à Soisy, dans le salon du rez-de-chaussée du pavillon familial et au premier étage dont une partie avait été transformée en prison. Désormais, dans cette nouvelle histoire dont Darton était le seul acteur commun aux deux métrages (celui de Franco et celui de Deruelle, vous suivez encore ?), le comédien n’était plus gouverneur mais un ex-nazi traqué par un groupe israélien ! Tout logiquement, il s’effondrait à la quatre-vingtième minute dans le jardin du pavillon de Soisy, exécuté par le chasseur de nazi, joué par le chef opérateur du film, Raymond Heil.
Le cinéma n’avait été qu’une étrange parenthèse dans la carrière de Darton, qui renoua avec Eurociné pour quelques séquences du Panther Squad de Pierre Chevalier, en 1984. Son activité dans la chanson l’avait aussi privé de quelques rôles dans des coproductions franco-belges qu’il avait été contraint de refuser, comme Les Granges brûlée. Une photo intrigue dans son livre de souvenirs : lui de dos derrière Louis Velle, sur le tournage de L’Intrépide de Jean Girault. Figure-t-il dans le film ? C’est à vérifier. Il y a encore une apparition muette, silhouette lointaine dans un plan volé du festival de Cannes, intégré au montage d’un porno de Claude Pierson, Pénétrations sauvages (1982) : de quoi cela peut-il bien provenir : d’un film inachevé de Van Belle, qui travailla un peu pour Pierson, de Darton filmé à son insu dans un plan documentaire, mystère ?
Roger Darton n’aura pas eu l’occasion de se voir dans ce documentaire sur Eurociné et de savoir qu’il fut apprécié à la Cinémathèque ce 22 mars 2013, où il fut projeté en avant-première, suivi de Des filles dans une cage dorée ! Une soirée mémorable au cours de laquelle quelques spectateurs néophytes furent confrontés à l’un des titres les plus extrêmes de la firme des Lesoeur.
© Christophe Bier – Texte et photos.
Filmographie : (établie par Christophe Bier) : 1955 : ET QU’ÇA SAUTE, de Marc Maillaraky. – 1971 : FRANZ, de Jacques Brel. – 1972 : LES AVENTURES GALANTES DE ZORRO, de William Russel [= Gilbert Roussel]. LA GUERRE DES ESPIONS / BASTOS… MA SŒUR PRÉFÈRE LE COLT 45, de Henri Boyer [= Jean-Louis Van Belle]. – DÉDÉ LA TENDRESSE, de Jean-Louis Van Belle. – 1973 : LES ORGIES DU GOLDEN SALOON / LES FILLES DU GOLDEN SALOON, de Gilbert Roussel. UN TUEUR, UN FLIC, AINSI SOIT-IL / LA BALANÇOIRE À MINOUCHES, de Jean-Louis Van Belle. – 1974 : HOMMES DE JOIE POUR FEMMES VICIEUSES, de Chantal Calvanti [= Pierre Chevalier]. – 1975 : FRAUENGEFÄNGNIS, de Jess Franco. PRISON DE FEMMES / FEMMES EN CAGE, de Rick Deconninck [= Jess Franco]. PARIS PORNO, de Jack Regis [= Marius Lesoeur]. LA MARQUE DE ZORRO, de James Gartner [= Marius Lesoeur] [remontage érotique de Zorro le vengeur de Ricardo Blasco ; Darton apparaît uniquement dans les nouvelles séquences]. SURBOUMS PORNOS / DES FILLES DANS UNE CAGE DORÉE / UNE CAGE DORÉE / RAZZIA SUR LE PLAISIR, d’A.M.F. Frank [= Marius Lesoeur]. – 1976 : TRAIN SPÉCIAL POUR HITLER / TRAIN SPÉCIAL POUR SS, de James Gartner [= Alain Payet]. ELSA FRAULEIN SS, de Mark Stern [= Patrice Rhomm]. – 1977 : LES GARDIENNES DU PÉNITENCIER, d’Allan W. Steeve [= Alain Deruelle]. – 1984 : PANTHER SQUAD / COMMANDO PANTHÈRE, de Peter Knight [= Pierre Chevalier]. – 2012 : EUROCINE 33 CHAMPS-ELYSEES, documentaire de Christophe Bier (diffusion prévue à la rentrée 2013 sur Ciné +).