« Je m’appelle François Berléand, j’ai presque onze ans et je ne prends pas la parole sans y avoir été invité par un adulte. Je mange de tout, même si je n’ai pas une grande passion pour les carottes bouillies, les endives ou les épinards. Mais ce que je déteste par-dessus tout, c’est le chou-fleur. Sinon, je ne pose pas spécialement de problèmes. Dans ma chambre, j’ai un piano, un Teppaz, un bureau et une grande armoire en teck. Je suis AB négatif, ce qui est déjà très rare, et je suis le fils de l’Homme invisible… ». C’est la quatrième de couverture évocatrice de ce « L’homme invisible » premier livre de François Berléand. Je racontais ici que je l’avais rencontré, à l’occasion de l’avant-première des « âmes câlines ». C’est au milieu de la quasi-totalité de la famille du cinéaste du film Thomas Bardinet, que j’ai entendu la première fois raconter son enfance. Avec un grand humour il l’avait évoqué avec ses troubles, mais on comprenait une réelle détresse cachée devant une pudeur remarquable. C’est un psychiatre de son école, qui l’a sauvé, en démontant les petits mécanismes de sa petite folie, et en lui proposant la lecture de la « Côte sauvage » de Jean-René Huguenin, qui s’est révélé une bouée de sauvetage pour lui. Pour digresser un peu, ça m’a toujours impressionné que cet auteur, tragiquement disparu le 22 septembre 1962, à l’âge de 26 ans d’un accident de la route, a au moins fortement marqué les esprits de deux personnes… Pour ma part c’est son journal qui m’avait tiré d’une mélancolie assez noire. Reste à savoir si son œuvre inachevé – il n’a écrit que deux livres -, a eu une influence dans la vie d’autres personnes. J’ai retrouvé dans ce récit très poignant, « Le fils de l’homme invisible », souvent annoncé, le ton et l’esprit de François Berléand. S’il aime à se qualifier de cynique, il est vrai qu’il a un humour assez vachard, voire ravageur, c’est aussi un homme d’une grande humanité. Il y a beaucoup d’espoir dans son histoire « borderline ». Il y montre combien l’enfance peut-être difficile et interminable pour certaines personnes. Même s’il est entouré de l’amour de sa famille russe. Si chez elle les effusions sont rares, les sentiments véritables ne doivent pas être exprimer. Le petit François souffre de solitude et d’être gaucher contrarié. Selon sa grand-mère, sa main représente celle du diable. Il faut donc passer par l’épreuve de se contraindre à devenir droitier. C’est est une épreuve terrible pour lui, surtout qu’il est en plus, « un peu dyslexique, dyscalculique ». Il explique sans ambages les ravages de la méthode globale pour l’apprentissage de la lecture, il a dû réapprendre à lire en 6ème. Un jour son père, qui a un peu abusé avec des amis de la famille de la vodka, lui assène un tonitruant « Toi, de toute façon, tu es le fils de l’homme invisible ! » . Et comme selon le proverbe, « Un coup de langue est pire qu’un coup de lance », cette phrase aura pour l’enfant de 11 ans, nous sommes en 1963, une répercussion terrible. La lecture récente du « Sans famille » d’Hector Malot, aidant,, l’auteur la prend parfaitement au pied de la lettre. Il y a une description ludique – l’idée des miroirs truqués, ou les plans d’actions rêvés que permet l’invisibilité -, mais derrière cette évocation, il y a un traumatisme touchant. Une grande solitude enferme l’enfant, il ne peut dire à personne son handicap fantastique, il va essayer de trouver des petits arrangements avec sa souffrance. Il doit tenter à un moment hélas trop tardif d’en avertir sa grand-mère paternelle, une « Babuschka » aimante et humaine. L’enfant esseulé va penser que l’amour de ses parents s’exprime en fait, en achetant ses amis, car il pense qu’il ne peut intéresser personne, ou s’inventer un compagnon imaginaire, le chien d’un de ses amis, devenu lui aussi invisible.
L’amour et les effusions d’une mère, un père assez absent et un grand frère, avec lequel il n’a pas trop de sympathie – pour la petite histoire c’est lui qui a pris la photo en couverture du livre, ne le sauveront pas, le petit François s’inventant un monde. C’est une sorte de dérision qui le sauve comme l’idée d’un jeu avec le « Jaquadi » pour affronter un médecin très dur qui tente de lui faire des tests sans humanité. En effet, en se déshabillant complètement en salle de classe – il n’était que torse-nu dans la réalité, l’auteur affirmant que tout est vrai à 2-3 % près -. Si l’enfant inquiète son entourage, il n’y aura pas une grande écoute cependant. Le cinéma va être aussi pour lui, une porte de sortie, en volant un peu d’argent à sa mère, de sa « main du diable », il va se réfugier dans les salles obscures, pour découvrir le classique « Noblesse oblige » ou « Le Kid de Cincinatti ». L’obsession d’invisibilité s’atténuant un peu, une autre conversation familiale, avec toujours les mêmes amis de la famille, l’évocation de quelques ancêtres venant de Mongolie, il s’invente alors une trisomie, car un de ses camarades l’avait traité de mongolien. Autre épreuve l’humiliante méthode « Ramain », d’une grande rudesse pour jeunes à acquérir une structuration mentale. Le principe de cette méthode était de réunir tous les enfants à problèmes de son lycée, en l’occurrence « Sainte Barbe », en les convoquant à n’importe quel moment. C’était une véritable épée de Damoclès, la psychologue, malgré son physique avenant se montrant impitoyable avec le premier de ses patiens, un bègue, tétanisé par sa méthode. François traverse une des périodes les plus tragiques de son existence, il se raccroche sur un autre adolescent qui semble « normal » par rapport aux autres, mais la consolation des d’une courte durée. Difficile de parler du livre, sans le déflorer un peu, il faut vous en laisser la saveur de la découverte. Loin d’être le livre habituel d’un « people », « Le fils de l’homme invisible » rayonne d’une belle humanité, en retrouvant le langage enfantin puis adolescent. C’est l’une des histoires, les plus prenants sur le monde de l’enfance, à la fois terrible et plein de promesse. On ressort de la lecture de ce livre, très ému, en entrant dans l’intime souffrance d’un enfant, dans une époque pas très compréhensible. J’en profite pour réitérer à François Berléand l’indéfectible estime que j’ai pour l’homme et pour l’artiste, c’est un grand monsieur. Il va voir en moi, dans un esprit de dérision, un vil flagorneur, mais tant pis, car il saura finalement, par sa sensibilité que je suis sincère.
A lire l’excellent chronique de Mandor : François Berléand, un homme très visible.