Esther Gorintin dans « Depuis qu’Otar est parti… », source Zeitgeistfilm
Annonce de la mort d’Esther Gorintin, à l’âge de 96 ans. Elle avait débuté au cinéma grâce à Emmanuel Finkiel dans « Voyages », à l’âge de 85 ans. Elle était inoubliable dans ce film, avec le rôle de Véra, une vieille dame perdue de devoir vivre en Israël après toute une vie vécue en Russie. Son charme et sa belle présence sont alors utilisés par plusieurs cinéastes, elle est une voisine souffrante dans « Imago », une kleptomane dans « Carnages », sa présence rayonne durant tout le film, même après sa disparition, dans « Les mots bleus », et on la retrouve en dame courbée qui a des difficultés à jeter une bouteille dans un container dans « L’enfer » dans un personnage très kieslowskien. A l’instar de Bruno de « La petite maison jaune » ceux qui avaient assisté à l’avant-première à l’UGC-cité-ciné de « Otar est parti » en 2003 se souviendront comme moi avec émotion de sa présence avec Julie Bertuccelli Avec Nino Khomasuridze et Dinara Droukarova, la réalisatrice avait fait un beau portrait de femmes géorgiennes de générations différentes. Esther Gorintin y joue avec humanité l’aïeule, guettant la moindre nouvelle de son fils Otar, parti en France. Elle retrouvait Bordeaux, la ville de sa jeunesse après des années, elle avait fui durant l’occupation. C’était un choc pour elle de voir la transformation du quartier Meriadeck, par exemple. Elle avait évoqué avec pudeur sa vie dans une série d’entretiens dans « À voix nue » cette même année sur France Culture. Ses personnages nous touchaient énormément par sa seule présence. A lire le bel hommage d’Antoine Perraud pour Médiapart.
Dans « Depuis qu’Otar est parti… »
Filmographie : 1999 Voyages (Emmanuel Finkiel) – 2000 Imago (Jours de folies) (Marie Vermillard) – Le stade de Wimbledon (Mathieu Amalric) – 2001 L’ombre des fleurs (Christèle Frémont, CM) – Carnages (Delphine Gleize) – 2002 Varsovie-Paris (Idit Cébula, CM) – Depuis qu’Otar est parti… (Julie Bertuccelli) – 2003 Le grand rôle (Steve Suissa) – 2004 Les mots bleus (Alain Corneau) – L’enfer (Denis Tanovic) – Call me Agostino (Christine Laurent) – Bednye rodstvenniki (Famille à vendre) (Pavel Lounguine) – 2005 Le malotru (Olivier Roger, CM) – 2006 L’homme qui rêvait d’un enfant (Delphine Gleize) – Résistance aux tremblements (Olivier Hems, CM). Télévision : 2008 Drôle de Noël ! (Nicolas Picard).
© Le coin du cinéphage (reproduction strictement interdite, textes déposés)
Dans « Résistance aux tremblements », photo copyright Valérie Teppe, source Longcours.fr
ARTICLE
LE MONDE du 20/03/2005
Inconnus dans l’histoire : La comédienne de Sokolka, par Marion Van Renterghem
Esther Gorintin donne ses rendez-vous à La Brioche dorée, rue de Rivoli. Un petit snack parisien où elle a ses habitudes, au fond à gauche, sur la banquette. Elle n’a pas un mot à dire, on lui apporte spontanément son café-crème et sa baguette, jour après jour, avec tout le respect qu’on doit aux grandes dames. « Mme Gorintin est souvent en retard », prévient la serveuse avec une fierté teintée de mystère. C’est qu’à La Brioche dorée on protège ses célébrités.
Depuis qu’elle a 85 ans, Esther Gorintin est actrice de cinéma. C’est arrivé tout d’un coup. Pour son film Voyages, en 1999, le jeune réalisateur Emmanuel Finkiel cherchait : 1. une vieille dame, 2. parlant russe et français, 3. avec « un vrai accent yiddish ». Esther s’est dit : « Pourquoi pas moi ? » Dès les premiers essais, elle a illuminé l’écran avec son ingénuité coquine et cet œil divergent qui lui donne l’air perdu.
Esther a maintenant 91 ans et elle ne cesse d’enchaîner les films. Son charme et sa chance invraisemblable lui ont permis de toujours passer entre les gouttes. Miraculée de la destruction des juifs d’Europe : du shtetl au Festival de Cannes.
Elle est très occupée. Si l’on n’est pas producteur à la Gaumont, mieux vaut s’armer de patience pour obtenir un rendez-vous. Elle diffère chaque fois par un soupir poli, se plaint d’être fatiguée, très pressée, et d’avoir « tant de choses à faire ». Son fils Armand, 54 ans, moniteur d’auto-école et militant anarchiste, connaît bien la chanson. « Un être humain, dit-il, on reconnaît qu’il est vivant à ses battements de cœur. Une mère juive, c’est à ses soupirs. »
Esther Gorintin s’appelait Esther Gorinsztejn. Sous l’Occupation, elle était Carmen-Juliette Guérin, née Gaillard, citoyenne suisse. Le dimanche, elle allait au cinéma et tentait d’y oublier sa vie, dans l’angoisse d’un contrôle d’identité. Cette peur-là ne l’a jamais quittée. « Nous vivons toujours sous l’Occupation, ironise son fils, qui partage son appartement, rue de Rivoli. J’habite la partie sud, en zone libre. Ma mère est en zone occupée, au nord. La cuisine est à l’extrême nord, en zone interdite, et le téléphone sur la ligne de démarcation. Quant à la Gestapo, méfiez-vous, elle est toujours au bout de la rue. »
A La Brioche dorée, Esther Gorintin surgit enfin, la silhouette toute courbée, un sac en plastique « Ed » à la main, les cheveux blancs mi-longs coquettement fixés par des barrettes en strass. Ses chaussures aussi sont en paillettes de strass et ses ongles presque assortis. Plus rien d’une dame aux soupirs. De son air malicieux, elle se met à bavarder. Soucieuse des mots exacts, les voyelles frappées avec application : du yiddish très vieille France.
Elle est née biélorusse en 1913, dans un shtetl (bourgade juive) de la Russie tsariste, et devient polonaise en 1920, à la suite des traités de paix : Sokolka, la petite ville de son enfance, fait partie de ces zones à nationalité variable, soumises aux caprices des frontières. La génération des parents d’Esther parle russe et biélorusse, les enfants le polonais. Entre juifs, on se parle en yiddish. « Un yiddish littéraire, très pur, souligne Esther avec fierté. C’est pour ça qu’Emmanuel Finkiel a apprécié mon accent. »
Esther Gorintin est bavarde de naissance : dans son shtetl bâti tout en longueur, où la rue principale mène d’un côté à Grodno et de l’autre à Bialystok, les potins sont une spécialité locale. D’où le dicton : « Quand quelqu’un tousse du côté de Bialystok, on dit « à votre santé » du côté de Grodno. »
Son père est tanneur, autre spécialité locale. La famille habite le centre-ville alors que les paysans, tous non juifs, vivent dans les faubourgs. A Sokolka, il y a une église, une synagogue, un théâtre et… un cinéma. Esther va à la synagogue une fois par an et mange des côtes de porc en cachette avec les paysans. « C’était très mal vu. »
La maison d’Esther est située à proximité du faubourg. Pour aller à l’église, les paysans y font étape, déposent leurs sabots boueux et enfilent des souliers en peau. « On vivait en bon voisinage, commente-t-elle. Le racisme, c’était plutôt dans les villes. » Elle ajoute : « D’après ce qu’on m’a dit, presque tous les habitants de Sokolka, même les non-juifs, ont été déportés à Treblinka et exterminés. »
A 4 ans, Esther rêve d’être ballerine. » Mon père m’en a empêchée car les danseuses avaient mauvaise réputation. Ça m’a sauvé la vie. Si j’étais allée à Varsovie étudier la danse, j’aurais fini dans le ghetto. » Le choix est fait : Esther sera chirurgienne-dentiste. Le numerus clausus complique l’accès des juifs à l’université en Pologne. Au shtetl de Sokolka, on rêve du pays de la liberté : la France.
1932. Dans le Varsovie-Paris, Esther traverse l’Allemagne, la Belgique. »Des fenêtres du train, je voyais des croix gammées sur les murs. C’était le commencement. » Elle est attendue à Bordeaux, où se trouve déjà l’un de ses frères, pour y faire l’école dentaire.
L’un de ses condisciples s’appelle David Gorinsztejn et vient aussi de Pologne. Elle est sympathisante communiste, il est fils d’un militant du Bund (parti social-démocrate juif). En 1938, ils se marient. Un an plus tard, la guerre les sépare : David Gorinsztejn, engagé dans la Légion étrangère, est fait prisonnier. Esther reste dans Bordeaux occupée.
Docilement, elle va se déclarer à la préfecture. La première ordonnance allemande du 27 septembre 1940 exige que toute « personne juive » vienne se faire inscrire sur un registre spécial. Quelques jours plus tard, le 3 octobre, le gouvernement de Vichy promulgue le premier « statut des juifs »: ceux-ci sont exclus, en principe, de la fonction publique, des professions libérales, du journalisme, du théâtre, de la radio… et du cinéma.
« Je n’avais pas peur, dit-elle. On ne connaissait pas les camps ni rien de tout ça. Je ne me méfiais pas. D’autant moins que j’étais femme de prisonnier de guerre. Théoriquement, je devais en tirer un statut particulier. » 5 177 juifs sont recensés à Bordeaux. Dont Esther Gorinsztejn.
Esther boit une gorgée de café-crème, regarde au plafond. « Je ne me rappelle plus très bien comment ça a commencé. Je travaillais chez un photographe et j’habitais 15, rue Maucoudinat, une pièce meublée chez une veuve de guerre. Et puis je me suis retrouvée au camp de Mérignac. »
La chronologie n’est pas le fort d’Esther Gorintin. Dans l’appartement commun, son fils Armand fait parfois des intrusions clandestines en « zone occupée » pour y rechercher des documents, dans un désordre indescriptible. « Entre deux pains au chocolat fossilisés », comme il dit, il a retrouvé des indices : le fil d’Ariane de la vie d’Esther sous l’Occupation. Elle-même, désormais, a la tête ailleurs. « Vous savez, je suis tellement prise par le cinéma ! »
Le 13 mars 1942, Esther est arrêtée. « C’était facile, j’étais déclarée à la préfecture. » Elle est conduite au commissariat. « J’étais très abattue. Je pleurais terriblement. Un policier me regardait, un petit vieux adorable qui n’était pas du tout dans l’affaire. Il m’a dit : « Ne pleurez pas, regardez plutôt dans votre sac », et il m’a montré le poêle à gaz. » Esther fouille alors dans son sac. Elle en sort une vieille demande de visa pour l’Union soviétique, l’ennemi communiste. Elle la jette dans le poêle.
Elle est conduite au camp de Mérignac, d’où partent les convois de juifs vers Drancy et les camps de la mort. Elle y fait « un séjour de six semaines », dit-elle avec une préciosité de circonstance. « Ma logeuse, Gisèle Soulat, est venue s’indigner qu’on arrête sa locataire. Je crois que c’est elle qui m’a sortie de là. » Les documents d’Esther indiquent qu’une association fait jouer son statut de « femme de prisonnier de guerre ». Le 24 avril, elle est libérée.
« Là, j’aurais dû comprendre, dit Esther. J’aurais dû partir. Au lieu de ça, j’ai repris tranquillement mon travail. J’ai eu tort. » Arrivé en juin, le nouveau secrétaire général de la préfecture de la Gironde, responsable du service des questions juives, est Maurice Papon. Le 15 juillet 1942, Esther rentre chez elle, son étoile jaune sur la poitrine. Il est 20 heures. Deux gendarmes et deux policiers l’attendent dans la cage d’escalier.
« Ils m’ont dit : « Venez avec nous. » Le ton n’était pas aimable. Je n’ai pas discuté. » Esther est incarcérée au fort du Hâ, en plein Bordeaux. A la suite d’un malaise, elle est admise à l’hôpital Saint-André. Le policier qui l’accompagne l’informe qu’il reviendra la chercher le lendemain, à 6 heures. « J’ai compris à son regard : il m’invitait à m’enfuir. J’ai profité d’un séjour aux toilettes et je me suis sauvée. » Le 16 juillet, 172 juifs bordelais sont déportés vers les camps de la mort. Pas Esther.
Son frère Boris, qui a des liens avec la Résistance, la confie à un passeur. Destination Lyon, en zone libre. « A l’époque, c’était une drôle d’expédition, raconte Esther, l’air naïf. On est passés par un petit patelin juste avant la zone libre, La Réole. La voiture s’est arrêtée. Le passeur m’a dit : « Vas-y, cours ! » J’ai couru, j’ai entendu tirer. Je ne me rappelle pas exactement. J’ai pris un train. »
11 novembre 1942 : Esther est à peine arrivée à Lyon que la zone libre est occupée à son tour. « Lyon, c’est une longue histoire,soupire-t-elle, agacée par ses souvenirs. Je passais mon temps à fuir. Je changeais de domicile. Je nageais dans l’eau trouble, toujours dans la méfiance. Je parlais le moins possible. Cette peur, je n’ai jamais pu m’en défaire. Le dimanche, j’allais au cinéma. C’était un grand danger, à cause des contrôles de papiers. »
A La Brioche dorée, Esther Gorintin s’impatiente. Elle doit partir, elle a beaucoup à faire. Défilent alors en vitesse : le curé qui lui fournit ses faux papiers ; les amis qui possèdent une charcuterie « connue pour ses saucisses, ce qui était très appréciable » ; l’atelier de photographie où elle travaille, orné de photos du maréchal Pétain ; l’officier allemand qui la drague dans un tramway ; la rafle à laquelle elle échappe grâce à l’aide d’un policier ; une passagère du tram qui insulte les « sales youpins » ; les immeubles sur les pentes de la Croix-Rousse, avec des issues à différents niveaux, qui lui permettent de s’enfuir ; la concierge qui l’héberge, une délatrice retrouvée poignardée par la Résistance.
La guerre est finie. 76 000 juifs ont été déportés de France vers les camps d’extermination. Les parents d’Esther ont été assassinés à Treblinka. Son frère Boris, raflé à Bordeaux, déporté à Auschwitz, a miraculeusement survécu. Son mari est revenu de son camp de prisonniers. « Vous voyez, j’ai eu une vie très normale », conclut Esther.
Après la Libération, Esther et David Gurinsztejn francisent leur nom en Gorintin et installent leur cabinet dans l’actuel appartement de la rue de Rivoli. David est dentiste, Esther reçoit les clients et nettoie les instruments. L’immeuble abrite un petit cinéma, le Rivoli-Beaubourg. La cabine de projection donne dans la cour. Quand le projectionniste ouvre les portes, Esther est presque au cinéma. En 1985, un attentat antisémite frappe la salle lors d’un festival du film juif et fait une vingtaine de blessés. Avec sa chance habituelle, Esther ne s’y trouve pas ce soir-là.
Lorsque son mari meurt, elle a 73 ans. Elle fait de la peinture « très innocemment », puis tente son premier casting, une dizaine d’années plus tard. Emmanuel Finkiel lui confie le rôle d’une grand-mère juive perdue dans la modernité de Tel Aviv, où plus personne ne comprend le yiddish.
C’est un succès. Esther est invitée à Cannes. La critique salue cette nouvelle actrice de 85 ans promise à un avenir brillant. Les propositions se succèdent. Elle tourne dans une dizaine de films, dont Le Stade de Wimbledon, de Mathieu Amalric, ou Depuis qu’Otar est parti, de Julie Bertucelli. Elle tourne avec Alain Corneau, a passé deux mois en Géorgie pour Otar et revient de plusieurs semaines en Ukraine pour un film du cinéaste russe Pavel Lounguine. « Je joue toujours des rôles de vieille dame », s’étonne-t-elle.
La silhouette courbée quitte La Brioche dorée à petits pas. « Excusez-moi, je suis très pressée. Pavel Lounguine doit me rappeler, il y a peut-être des scènes à tourner, je ne sais pas, c’est compliqué. Vous savez, je suis entre leurs mains. C’est ça, le cinéma. »