« La critique de cinéma en France » (Ramsay cinéma, 1997).
J’avais un souvenir très marquant de « Serge Daney, itinéraire d’un cinéfils », lors de sa diffusion sur feu FR3-Océaniques en 1992. Il était interrogé par Régis Debray, qui avait eu l’intelligence de s’effacer devant la parole donnée. J’ai eu la surprise combien sa parole m’a durablement marqué à l’époque (Il y avait également à cette époque, des entretiens avec Noël Simsolo sur France Culture). Une manière d’analyser sa cinéphilie (l’absence du père remplacée par les pères cinéastes ?).
Cette émission existe désormais en DVD aux Éditions Montparnasse. Lien : Éditions Montparnasse
C’est passionnant, Serge Daney, fait oeuvre de passeur (selon sa propre formule), sentant sa mort très proche. Il est émacié, des lunettes mangent son visage, mais très vite on oublie son état de santé pour écouter sa voix. Son regard sur son parcours de cinéphile est juste, sa parole ne se voulant pas élitiste. Sa lucidité, ses analyses sur la nouvelle vague, la « qualité France », sa visite aux pionniers hollywoodiens, ses critiques dans « Les cahiers du cinéma » et « Libération », la télévision – l’amorce de la « télé réalité » que l’on nommait alors « reality show » – , est éblouissante. Il est seul présent à l’image, on suit sa parole sans décrocher un seul instant, Son regard sur notre monde comptemporain nous manque… Un DVD à voir absolument…
Parmi les livres écrits par Serge Daney, pour approcher son oeuvre, on peut débuter par le ludique « Devant la recrudescence des vols de sacs à main » (1991) et le recueil de ses articles « La maison cinéma et le monde » (Éditions P.O.L. Trafic, 2001) deux volumes parus pour l’instant.
Article dans Libération :
Ça reste à voir
La voix Daney, par Olivier Séguret, mercredi 27/04/2005
Le cinéma est un miroir qui reflète autant qu’il donne à réfléchir. Penser le cinéma, produire de la réflexion à sa périphérie, publier à son propos des études critiques, des monographies, des albums savants, tout cela fait depuis longtemps partie d’une certaine tradition intellectuelle française qui va de soi. Depuis au moins André Bazin, le cinéma a gagné bon nombre de ses quartiers de noblesse dans cet hommage que les élites intellectuelles lui ont rendu par le simple fait d’y reconnaître un objet de réflexion valable. Une telle tradition a nécessairement produit le pire et le meilleur, mais la critique contemporaine est sans doute la plus mal placée pour arbitrer ce match : en aurions-nous les moyens, il faudrait encore rester neutres… En revanche, ce que l’on peut facilement observer, c’est la tendance, la forme, pour ne pas dire l’emballage, par lesquels la réflexion sur le cinéma se développe ces temps-ci. Résumé possible des événements : le cinéma est une machine à philosopher. Ce que l’on voit se dessiner clairement dans l’actualité éditoriale des derniers mois, c’est une sorte de conjuration philosophique prenant d’assaut les forteresses du cinéma. Parmi les assiégeants les plus frappants, on distingue deux camps. L’un affiche des résolutions amicales : un numéro spécial de la revue Critique, justement baptisé «Cinéphilosophie», avec des textes parfois stimulants de Badiou, Bullot, Laugier, et un fort bel entretien avec Jacques Rancière. L’autre bombarde férocement, mais philosophiquement, une «trouvaille de foire» responsable du nihilisme mondial : c’est le désormais fameux pamphlet de Stéphane Zagdanski, la Mort dans l’oeil (Libération du 13 janvier). Entre ces deux pôles, les revues ad hoc (Simulacres, Cinéma, Trafic, Cinergon…) maintiennent elles aussi le rythme d’une cogitation soutenue, où la cinéphilie est le relais de réflexions qui, naturellement, la débordent. Le cinéma ayant lui-même vocation et prétention à parler de tout, à être un miroir complet du monde, il est normal qu’il puisse servir en retour de tremplin conceptuel vers l’infini des problématiques humaines. On pourra notamment trouver un bon exemple d’extrapolation philo-poétique avec le texte de Jean-Baptiste Thoret publié dans le numéro que les Cahiers de l’Herne consacrent à Baudrillard : «Seventies Reloaded», théorisation astucieuse autour de l’idée de remake. Parallèle à cette foison littéraire, la sortie DVD des entretiens donnés par Serge Daney dans Itinéraires d’un Ciné-Fils (1) ne peut être tout à fait un hasard : beaucoup des gens qui font profession de philosopher et d’écrire autour du cinéma ont appris à penser le cinéma en lisant ou en écoutant Daney. Et, plus de dix ans après sa disparition, il reste encore le dernier grand nom en date pour ce qui est de l’influence critique et cinéphile. Mais quel écho en perçoit-on ? L’écart entre la pensée d’un Daney et celle des théoriciens actuels ne tient pas dans la teneur des idées proposées. C’est l’écart qui sépare une voix d’un discours. La plume de Daney, comme sa pensée, c’était avant tout une voix. La réflexion ciné contemporaine elle, académique ou pas, n’échappe qu’exceptionnellement à l’ordre du discours. Autodidacte, Daney n’a d’ailleurs jamais prétendu à une vérité universitaire ni scientifique de la critique. Il n’a pas de remplaçant, mais son legs est à la disposition de tous : une voix nous parle plus près et plus longtemps qu’une idée.
(1) Editions Montparnasse (avec un prologue inédit : la Carte du monde est une promesse), 25 €.