Poursuite du cycle Jean Eustache à l’Utopia de Bordeaux. « Numéro zéro » ne fut connu longtemps que sous une version courte, avant sa redécouverte lors de sa sortie en 2003, grâce au soutien du réalisateur Pedro Costa. Mireille Amiel évoquait déjà ce film, à l’occasion du suicide de Jean Eustache en 1981 dans « Cinéma 81 » N° 276 : « …Mes préférences vont vers « Mes petites amoureuses » et « Numéro zéro », un document parfaitement inédit réalisé en 1971 et donc une partie est parue à la TV (3ème chaîne) sous le titre « Odette Robert », dans la série « Les grands-mères », en juillet 180. Le document initial durait 2 heures et demi, la TV sut le ramener à cinquante minutes et seule l’extrême pauvreté d’Eustache à ce moment-là lui fit accepter cette mutilation. Peut-être est-ce parce que ces deux films sont, plus que les autres, des clefs pour comprendre Eustache. Peut-être à cause du mélange ahurissant de douceur et de cruauté qui était l’une des constituantes de l’auteur, ou encore parce que son côté « féminin » s’y révèle dans des portraits de femmes qui ne doivent rien aux modes, mais disent tout sur la condition féminine. Peut-être encore parce qu’avec une assurance tranquille, qui confine à l’héroïsme quand on sait à quel point le public risque de ne pas suivre, le ton, l’écriture de ces films étaient personnels, plus que non conformistes, « non conformes » (…) « Numéro zéro » a été tourné avec une équipe de trois personnes, une seule caméra, les seuls arrêts (la longueur du film est exactement celle du tournage) étant les temps nécessaires pour recharger la pellicule. J’ai eu le privilège de le voir en son entier. Je faisais alors partie de la commission d’aide aux courts métrages et un fonctionnaire plus qu’intelligent du CNC avait trouvé cette façon illégale mais très morale d’aider Jean Eustache : tronçonner (théoriquement) ce film en plusieurs métrages. Odette Robert, la grand-mère d’Eustache était au moment du tournage, vieille, aveugle, impotente. Elle possédait cette bonté qui confine au génie qui fait qu’une vieille paysanne de Pessac presque illettrée pouvait comprendre parfaitement ce petit-fils plus que parisien (encore que nous nous souvenions tous de la vois d’Eustache et de ce reste d’accent), plus que cinéaste, beaucoup plus que « marginal ». Eustache avait posé sa caméra devant elle, après une introduction où on la voyait dans la rue avec son arrière-petit-fils, et lui avait tout simplement demandé de raconter sa vie, comme tous les petits enfants l’on fait. Dans l’extrême attention donnée à cette femme, dans d’imperceptibles mouvement s de caméra, dans cet aveu complet d’amour, dans cette volonté de nous forcer à voir et à et à entendre (volonté aux trois quarts déjouée par les jeux économiques), Eustache était là. Il ne filmait, m’a-t-il dit un jour dans un entretien, « que par nécessité ». C’est vrai pour lui, à l’évidence. Vrai et, si l’on peut bien réfléchir, très simple ». Cette critique avait parlait avec brio, d’un film qui n’émergea que quelques années plus tard, on devine qu’une diffusion tardive au mois de juillet, n’avait peut-être pas eu un écho très favorable. C’est donc des années plus tard que l’on peut redécouvrir ce film et la lecture de l’analyse de Mireille Amiel nous éclaire parfaitement sur l’importance de ce film dans l’œuvre de Jean Eustache.
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Difficile de prendre la parole après elle, mais ce témoignage a une grâce unique, et est indispensable à l’approche de l’œuvre de ce grand cinéaste. Le film en noir et blanc, commence donc par un plan muet d’Odette Robert faisant ses courses avec son arrière petit-fils Boris, futur cinéaste des « Arpenteurs de Montmartre », sorti en 1992. Le film commence ensuite presque en temps réel, avec les contraintes des fins de bobines, entrecoupées par les claps, contraignant le réalisateur et son chef opérateur Philippe Théaudière, qui intervient parfois, à interrompre le flux verbal du témoignage de la touchante grand-mère d’Eustache. L’idée est simple, faire parler l’aïeule de sa vie, de ses souvenirs, de ses grands drames. Elle a alors 71 ans, elle est usée par la vie et n’attend plus rien de la vie. Mais elle garde une chaleur dans une voix monocorde, et nous montre une véritable générosité. Elle fut recueillie par son petit fils, qu’il avait invité à la rejoindre à Paris, dans son appartement de la rue Mollet, après une vie de labeur, pensant qu’elle avait bien mérité d’avoir un peu de quiétude et qu’elle pourrait s’occuper du jeune Boris. Eustache profite de la complicité qu’il a avec elle, en reprenant le fil des habituelles conversations, pour ainsi fixer cette mémoire dans la pellicule. Il souhaite ainsi revenir à une innocence, un numéro zéro donc, après « Les mauvaises fréquentations », « Le père Noël a les yeux bleus » et la première version de « La rosière de Pessac », un retour salutaire à ses origines. Eustache laisse sa grand-mère libre de toute expression, même si la vie parfois reprend le dessus comme avec un coup de fil d’un producteur hollandais, qui souhaite acheter pour le diffuser « Le père Noël… ». Le réalisateur, un peu sur la défensive au départ, sentait qu’il y a aurait cette bonne nouvelle. On le découvre en creux, écoutant religieusement Odette, tout en sirotant un whisky ou mouillant nerveusement son cigare. On découvre son accent girondin qu’il semble retrouver tout naturellement, dont parlait Mireille Amiel. Jamais on ne verra son visage, mais on s’approchera tout de même de cet artiste unique, tout en voyant les prémices de son œuvre future… La vieille dame, presque aveugle, son visage mangé par des lunettes noires, cachant ses problèmes de vue, ne dédaigne pas les petits plaisirs de la vie, coupant le whisky de son petit fils avec des glaçons ou fumant force cigarettes. Volontiers « mordante », elle a une ironie douce amère sur toutes les épreuves vécues, la perte de trois fils – sa fille étant la mère de Jean -, la dureté d’une vie paysanne au début du siècle, des problèmes de santé, les avanies causés par sa belle-mère, une marâtre cruelle l’obligeait à garder toujours les mêmes couverts par peur de la tuberculose sans oublier un mari volage – ahurissante évocation du récit de la syphilis qu’il avait contracté. Elle avance pourtant dans sa vie, subit souvent, se bat parfois, elle mord enfant son institutrice, l’une des rares personnes qui fut généreuse avec elle, et se bat comme une charretière avec l’une des maîtresse de son époux. On traverse ce siècle avec elle, elle ne se plaint pas malgré une vie rude, elle souligne toujours les côtés positifs de sa grand-mère paternelle basque qui lui racontait des histoires – elle aimait lire, ce qui était rare alors dans ce milieu -. Si l’attention peut baisser parfois, on oubli le noir et blanc granuleux et une pénombre protectrice, pour découvrir l’intimité entre ces deux êtres, qui s’aiment et s’épaulent malgré la différence de génération. C’est aussi un portrait de la condition féminine du siècle dernier, baigné dans une belle tendresse. La grand-mère demande au chef opérateur si elle a été bien, ce dernier lui répond « Juste géniale ». Ce film indispensable, nous montre encore une fois la richesse de l’œuvre ce grand cinéaste, hélas pour nous trop tôt disparu.