Ce film est le second opus de la trilogie de Lars Von Trier sur les États Unis : « Land of opportunities », dont il a eu l’idée en lisant l’épilogue du célèbre livre de « Pauline Réage » de 1954, ‘Histoire d’O’. : Le titre de cet épilogue est ‘Le bonheur dans l’esclavage’ et commence par décrire une rébellion qui couve dans l’île de La Barbade en 1838. Un matin de très bonne heure, un groupe de ‘nègres’, hommes et femmes, qui ont été récemment libérés de par la loi, approchent de leur ancien maître, un certain Mr. Glenelg, et demandent à redevenir ses esclaves. Mr. Glenelg refuse leur requête – on ignore si c’est par peur, parce qu’il a des scrupules ou simplement parce qu’il est un homme respectueux des lois. Ses anciens esclaves commencent à le bousculer légèrement, puis à le malmener un peu plus brutalement. Glenelg et sa famille seront finalement massacrés par le groupe. La même nuit, les ex-esclaves reviennent dans leurs anciens quartiers, où ils recommencent à parler, à manger et à travailler comme ils le faisaient avant l’abolition de l’esclavage. (extrait du dossier de presse).

Cette suite n’est pas « sympathique », on décroche parfois, mais Lars Von Trier, continue à dresser un portrait au vitriol d’une Amérique fantasmée. On retrouve donc les personnages dans l’exact prolongement de la fin de Dogville, Bryce Dallas Howard remplace donc ici Nicole Kidman, Lars Von Trier a découvert cette fille de Ron Howard dans « Le village » de Night M Shyamalan ce qui ne semble pas anodin… Force est de constater que l’on est très peu gêné par ce remplacement, de même pour James Caan, Willem Dafoe reprennant le flambeau, en caïd patriarche. Ils font route vers le Sud profond, et aboutissent chez Mam – Lauren Bacall dans un rôle différent que dans « Dogville » – qui dirige une riche propriété cotonnière, « Manderlay ». Mais la petite communauté noire présente continue à vivre en 1933, comme du temps de l’esclavagisme, 70 ans après ! La voix de John Hurt qui est à nouveau le récitant, est le fil conducteur de cette œuvre. Grace choisit de s’installer dans ce lieu presque fossilisé, où l’on fouette les mauvais sujets, comme Timothy – Isaach de Bankolé admirable -, impétueux esclave. Grace décide avec beaucoup d’émotivité et de naïveté avec l’aide des hommes de main de son père d’y installer la démocratie, mais comme le déclare le sage Wilhem – étonnant Danny Glover – « ´A Manderlay, nous, les esclaves, nous dînons à sept heures. A quelle heure les gens mangent-ils quand ils sont libres ? ».

La jeunesse de la jeune actrice donne un nouvel éclairage au personnage de Grace, son immaturité aidant à comprendre les contradictions du personnage. C’est donc une nouvelle fable comme le dit si bien, avec son talent habituel,  Pierrot, dont il convient de lire son excellente analyse. Le film est habile, conceptuel, mais parfois assez ambiguë, à l’image du « livre de Mam » qui détermine les sujets de la propriété comme des stéréotypes prévisibles au possible, ce qui est assez gênant. On comprend donc la réserve initiale de Danny Glover : « ‘Je n’ai pas été réceptif. Quand je lis un script, j’essaie de m’imaginer dans le rôle du personnage et j’essaie aussi d’évaluer la réaction des spectateurs, particulièrement dans une histoire qui aborde avec une telle force la question de l’esclavage et de ses conséquences, avec des personnages très stéréotypés. Donc, j’ai tout d’abord refusé. Après avoir annoncé ça à Vibeke Windeløv, j’ai relu le scénario, parce que je voulais être sûr que je n’avais rien raté, mais j’ai ressenti à peu près la même chose. Pourtant, mes réserves ne concernaient pas tellement le côté provocateur du scénario, qui est réel. Mon problème, c’était qu’il était raconté exclusivement du point de vue d’un blanc et que les images étaient très fortes vues sous cet angle. Mais je n’arrêtais pas de penser à l’histoire, elle ne me lâchait pas; alors, au bout d’un moment, j’ai accepté le rôle. » (extrait du dossier de presse). Il est vrai que si souvent l’on se demande où veut-il en venir, il sollicite du moins notre réflexion car il malmène le politiquement correct…

Mais le film démonte assez habilement le mécanisme de personnes vivant confinés dans un lieu clos, où la moindre différence peut apparaître comme une menace – le rire trop fort d’un Noir rieur gênant la communauté est passé au vote comme une agression ! -. C’est en ça que l’on retrouve l’habileté de Lars Von Trier. On peut aisément observer ce type de comportement, nivellement vers le bas, sur son lieu de travail par exemple, dans des lieux confinés, quand la menace d’une précarité arrive. Le film donne à avoir une réflexion, peut-on faire le bonheur des gens malgré eux – d’où une cinglante et évidente critique envers George W. Bush et son attitude en Irak -. Grace se sert des truands à la solde de son père pour leur donner goût à la liberté, déterminée, elle peut s’ériger en juge impitoyable. On peut y voir la critique d’aides humanitaires ethnocentriques, qui ne prennent en compte que leurs propres repères, le personnage de la frêle jeune femme tourmentée par son désir envers Timothy, pouvant être capable des pires extrémités on le sait depuis « Dogville ».

Udo Kier & Bryce Dallas Howard

Lars Von Trier reprend le concept de « Dogville » qui était inspiré de « L’Opéra de Quat’sous » écrit en 1928 par Bertol Brecht. Le parti pris n’a plus l’apanage de la nouveauté, d’où une possibilité d’être dérouté même si l’on adhère à la conceptualisation de l’ensemble, mais pour ma part cet aller-retour entre concret et imaginaire est très probant – éléments de décors, cartes géantes, marquage au sol à la craie d’un grand studio vide -. Reste que nombre de comédiens sont réduits à faire de la figuration intelligente – Udo Kier, Jean-Marc Barr, Chloe Savigny, Jeremy Davies présents dans le précédent opus et Michaël Abitbol, vu dernièrement dans « Combien tu m’aimes »… -. Mais par contre tout les comédiens « Blacks » de la communauté sont à la fois déroutants et attachants. Dans la continuité d’un de ces nouveaux dispositifs, Lars Von Trier continue à se renouveler, nous manipuler, nous surprendre, nous questionner, son œuvre est dans l’ensemble, parfois inégale mais toujours passionnante. Pour avoir vu presque tout ces films, gageons qu’il n’a pas finit de nous surprendre.

Ce film est l’occasion de retrouver Isaack de Bankolé, dont le talent ne cessait de nous surprendre, de l’univers de Claire Denis à celui de Josiane Balasko. Il est remarquable ici dans un rôle fier, silencieux et finalement l’un des rares personnages a avoir sa dignité. Son absence dernièrement sur les écrans français est proprement inexplicable, on se souvient pourtant de chacune de ses dernières apparitions, dont dans « Ghost dog » de Jim Jarmusch, où il communiquait de manière étonnante avec Forest Whitaker, bien que ne parlant pas la même langue. Il a bien tourné récemment un téléfilm en français « L’évangile selon Aimé » d’André Chandelle, seul rôle dans cette longue depuis « S’en fout la mort » sorti en 90 !, mais bien que présenté en début d’année en Belgique, il est toujours inédit chez nous. Souhaitons que sa performance dans le rôle de Timothy donne enfin des idées aux metteurs en scène français.

Isaach de Bankolé, dans une nouvelle « solitude dans les champs de coton »


ARTICLE : LE MONDE

Entretien avec Isaach de Bankolé, acteur
« Je suis plus détaché que les acteurs afro-américains », propos recueillis par Thomas Sotinel
Article paru dans l’édition du 18.05.05

Il a joué pour Patrice Chéreau, Claire Denis et Jim Jarmusch. A 46 ans, il s’apprête à tourner Miami Vice, sous la direction de Michael Mann. On ne voit Isaach de Bankolé que de temps en temps, mais ses apparitions laissent des traces. Dans Manderlay, il est Timothy, l’esclave impérieux et séducteur.

Que saviez-vous du projet quand vous avez accepté le rôle ?

La productrice, Vibeke Vindelov, m’a appelé. J’avais été bluffé par la méthode et le traitement de Dogville. Quand on m’a proposé de travailler avec Lars, ça m’a fait quelque chose au coeur. J’ai trouvé l’écriture assez subtile, ce n’était pas une prise de position, plutôt un état des lieux.

Vous ne vous êtes pas posé de questions en lisant le scénario ?

Si. La première partie était très crue dans l’énumération et l’utilisation des stéréotypes. Ça m’a mis dans une position inconfortable. Je voulais savoir où il voulait en venir. Dans la deuxième partie, j’ai commencé à voir le basculement, les esclaves qui jouaient le jeu du maître et le maître qui faisait croire qu’il comprenait leur jeu. Chacun est dans un double langage.

Avez-vous beaucoup discuté avec Lars von Trier ?

Le deuxième jour, nous avons tourné une scène pendant laquelle Grace vient dans la chambre de Flora et y trouve Timothy. Je n’étais pas satisfait, je lui ai écrit un mot. Le lendemain, il m’a dit : « Ne t’inquiète pas, je suis monteur. » Je lui ai répondu que je connaissais ses qualités de monteur, mais que c’était l’essence même du personnage qui était fausse dans cette scène. On l’a refaite l’après-midi suivant.

Est-ce que vous voyez les choses du même point de vue que les acteurs afro-américains de Manderlay ?

Non, c’est différent. J’ai l’impression d’être plus détaché que les acteurs afro-américains. Ce n’est pas parce que mes ancêtres n’ont pas subi l’esclavage. Mais si j’ai un problème avec un Blanc, c’est avec l’homme. Là-bas, ce n’est pas la même chose. Il y a une sorte de duperie entre Blancs et Noirs aux Etats-Unis. C’est peut-être pour ça que je n’ai pas beaucoup d’amis noirs américains. Danny Glover m’a dit : « Toi, au moins, ton personnage s’en sort. » Alors que le sien est enfermé. C’est même lui qui tient les clés de la plantation.

Ne trouvez-vous pas curieux que ce soit un cinéaste qui vient d’un pays sans liens avec l’Afrique qui fasse ce film ?

Sans doute le fallait-il pour avoir ce regard dépourvu de subjectivité. Je me souviens qu’il m’a fallu partir d’Afrique – Isaach de Bankolé est né en Côte d’Ivoire – pour mieux voir l’Afrique.

Ce film ne va-t-il pas susciter des incompréhensions ?

J’ai plutôt peur qu’on ne réagisse pas. C’est ce qui m’apporterait de l’amertume. Comme disait Lars lors de la conférence de presse, « toute réaction est la bienvenue ». Si on réagit à une question qui a déjà été posée des milliers de fois, c’est qu’elle est posée de manière différente.