« Charles Vanel a quatre-vingts ans, Michel Simon soixante-dix-huit, Pierre Brasseur soixante-huit et moi soixante-dix. Je calcule que nous totalisons près de trois cents ans à nous quatre, et qu’en nous mettant les uns au bout des autres, on pourrait assister à la mort de Molière dans « Le malade imaginaire », en 1673. » Claude Dauphin, « Les derniers trombones » (Éditions Jean-Claude Simoën, 1979). Ce livre est le récit d’un tournage à Brunico, de 1972, celui de « La plus belle soirée de ma vie / La più bella serata della mia vit », diffusé tardivement en France en mars 1979. La plume de Claude Dauphin est alerte, mordante, riches en anecdotes, imaginez les quatre trombones – les Italiens nomment ainsi nos « Monstres sacrés » -, face à Alberto Sordi, endeuillé par la mort de sa sœur qu’il adorait, entre le calme habituel de Charles Vanel, et les délires du couple Simon-Brasseur. Il raconte également la triste de mort de Pierre Brasseur, sur le tournage même, il ne lui manquait juste à tourner que la scène du cauchemar. C’est un livre formidable, sans doute épuisé, mais l’un des meilleurs témoignages de tournage de film. Le film réalisé par Ettore Scola qui est actuellement diffusé sur TPS sous le titre « La panne », est à voir absolument. C’est la livre adaptation de la nouvelle de Friedrich Dürrenmatt « La panne » . L’adaptation est habile, le co-scénariste en étant Sergio Amedéi. Moins tragique que le roman, et baignant dans un climat fantastique, le film élude le suicide du personnage principal, qui se pend pris de remord. C’est ici Alfredo Rossi campé par un magistral Alberto Sordi, j’ai privilégié la version italienne pour goûter la richesse de son jeu. Curieusement retrouver les quatre comédiens français doublés en Italien, gêne assez peu, on se prend au jeu de découvrir ses chimères. Rossi se fait appeler abusivement Dottore, une tradition italienne donnant ce titre ronflant aux gens important. Dès les premières scènes, on découvre sa veulerie, râlant dans un embouteillage. Il est en Suisse pour aller chercher quelques fonds secrets  – la somme est évaluée au poids ! -, qu’il va chercher dans une épicerie de façade. Mais la banque est fermée, il va suivre une blonde sculpturale habillée en motarde, comme un ange noir échappé de chez Jean Cocteau. Il la course dans sa rutilante et ronflante voiture rouge, avant de se retrouver mystérieusement en panne. Il se retrouve dans un château, celui du comte de La Brunetière – très émouvant, on voit en lui « La mort au travail » comme disait – encore lui – Cocteau.

 C’est un hôte très sympathique, il présente à Alberto, ses quatre compagnons deux juges à la retraite comme lui, Zorn et Lutz – Michel Simon, jubilatoire et en très grande forme et Charles Vanel impassible comme à l’accoutumé -. Un ancien greffier les accompagne, appétit d’autruche et mémoire d’éléphant – Claude Dauphin qui ne démérite pas de ses illustres partenaires. Alberto cherche à partir, mais il découvre une grande et belle blonde – Janet Agren, vedette des seventies -. Il accepte d’entre dans le délire des quatre hommes, qui adorent pour tromper l’ennui refaire les grands procès de Jeanne D’Arc à Philippe Pétain. Mais ils préfèrent avoir un personnage vivant, et décident de jouer à le très exubérant italien. Un repas somptueux et très arrosé, est le cadre de ce procès, Alberto est moyennement rassuré car il y a en plus Pilet, un serviteur muet, patibulaire… et ancien bourreau. Le jeu est féroce, d’autant plus que Rossi vient d’un milieu modeste, et compense la grande érudition de ses hôtes, avec une vivacité de chaque instant. De La Brunetière, joue l’avocat de la défense, et est absolument désolé car l’Italien, un arriviste forcené, trouve normal sa réussite, qui provient de quelques combines avec les Américains, dans l’immédiate après-guerre. Assez odieux, combinard, il est la cible de choix pour ces magistrats, d’autant plus que la personne dont il occupe la place est mort d’une crise cardiaque. La folie du film, son déroulement est habilement mis en scène par Ettore Scola qui digère ainsi le cabotinage de ses comédiens. L’idée de confronter l’un des plus grands acteurs italiens, Sordi est absolument incroyable ici, ne ménage pas son image, et finit par devenir attachant de part la modestie de ses origines, face au cynisme de notables qui se livrent à un petit jeu cruel. Tout ici est drôlatique, de Sordi dormant dans le petit lit de Napoléon – les nobles dormaient assis pour avoir meilleure peau – aux altercations passionnées de Brasseur et Simon. C’est un jeu de massacre irrésistible, le fruste face aux raffinés, montre aussi la situation économique de l’Italie d’alors. Ce grand moment de cinéma, nous démontre à nouveau l’âge d’or du cinéma italien de ces années là, difficile de retrouver une équivalence désormais.