Un des plus beaux films du monde. Ce film – de chevet – reste un choc indélébile… avec l’incongruité de ne l’avoir jamais vu en salles avant une rétrospective « Jean Eustache » à l’Utopia de Bordeaux. C’est en 1988,  que j’avais découvert ce film, dans le ciné-club de Claude-Jean Philippe sur Antenne 2, dans un temps révolu où l’on pouvait se forger une cinéphilie dans les chaînes du service public. La VHS aidant, j’ai eu très vite une intimité avec ce film depuis presque 20 berges déjà. C’est le genre d’œuvre que vous glissez dans votre magnétoscope, pensant en regarder les premiers plans les soirs de grand spleen, avant de vous faire happer, malgré une durée inusitée de 3h40. De voir le film en salle avec une amie qui le découvrait, malgré une copie fatiguée, me prouvait le charme inégalé de ce chef d’œuvre. Mais quand un film vous touche véritablement, c’est là qu’il est difficile de faire partager ses émotions, handicapé de plus par la banalité habituelle des ses appréciations. Mais le film a une aura unique, a marqué beaucoup de cinéastes de Marion Vernoux à Christophe Honoré, Catherine Breillat faisant répéter le monologue de Françoise Lebrun à ses actrices, ou Lucas Belvaux rendant hommage au film avec le clin d’œil amusant des retrouvailles Léaud-Lebrun dans « Pour rire ». C’est le portrait de trois personnages à la dérive. Jean-Pierre Léaud démontre ici combien c’est un immense comédien, sans évoquer le mimétisme qu’il pouvait avoir avec ses metteurs en scène, on finit par voir l’incarnation supposée de Jean Eustache, cinéaste hors norme et de l’intime. Léaud campe un dandy beau parleur, grandiloquent et nostalgique, narcissique mais touchant. Il règne en maître dans l’univers très délimité de « Saint-Germain », essayant de parfaire son discours désinvolte sur le monde, tout en agaçant, histoire d’oublier et de ne pas se complaire avec sa souffrance profonde. Il finit dans ce rôle d’Alexandre par se révéler en définitive vulnérable derrières ses aphorismes du quotidien, comme né à la mauvaise époque. Il vient de se faire larguer une jeune femme sage – Isabelle Weingarten, échappée de « Quatre nuits d’un rêveur », à la fausseté toute bressonienne -. Il rejoint sa « vieille maîtresse » – La « Maman » -, Marie, une femme de trente ans qui a une boutique de vêtements –  Bernadette Lafont rayonnante de sensualité et de gravité dans son plus grand rôle. A la terrasse d’un café il rencontre Véronika – « La putain », une infirmière volage – Françoise Lebrun joue une éblouissante femme libre et perdue, dans l’un des personnages les plus beaux du cinéma -. « Elle émeut dans ses contradictions,  son fameux monologue reste dans toutes les mémoires.

Françoise Lebrun, Jean-Pierre Léaud & Bernadette Lafont

L’histoire est difficilement racontable, mais il est passionnant de suivre l’évolution de ces personnages, Eustache décrivant leurs douleurs masquées par une fuite en avant, grâce aux vertus de la conversation et de l’alcool, avec la précision d’un entomologiste. Jean Eustache est un metteur en scène singulier et au-delà de l’ambiance « du café de flore » et des « deux magots », des brasseries où l’on peut occuper son temps sans grand frais. C’est le portrait d’une certaine époque, de la liberté des années 70, c’est un des documents les plus précieux sur cette époque. Il y a ici un hommage aux déclassés, marginaux, aux paumés du petits matins comme le chantait Jacques Brel, à l’instar des deux amis d’Alexandre, joué par Jacques Renard – futur cinéaste -, qui nous donne une prestation étonnante en copain dandy et sarcastique et Jean-Noël Pick, irrésistible en homme maladroit tendance pré-Houellebecquien,  Mais il touche à l’universalité des rapports amoureux. Le texte est magnifique – il est disponible aux éditions du Cahier du cinéma -, très écrit, se servant du langage du quotidien – « Un maximum de conneries en un minimum de temps » déclare Véronika en utilisant pléthore de « Merdique », tout le scénario à lui seul est une oeuvre d’art. Il fut mis en scène au théâtre par Jean-Louis Martinelli avec Charles Berling et Anouk Grinberg. Le cinéaste digère tout, de la chanson populaire – Damia, Edith Piaf -, d’un certain snobisme, de ses références – Léaud faisant son lit comme Jean-Claude Brialy dans « Une femme est une femme » ou l’œuvre de Robert Bresson -, à l’air du temps, de Jean-Paul Sartre et sa demi-bouteille, Pierre Bellemarre et Guy Lux portant « Leurs conneries sur leurs visages » au prédicateur du petit matin à la radio. Eustache met ici sa « peau sur la table », en nous livrant son intimité – les personnages du film ont existés dans la vie, la femme ayant inspiré celui de Marie c’est d’ailleurs suicidé durant le tournage, sans fausses pudeurs, puisant dans sa vie avec grandeur. La photographie sèche de Pierre Lomme est absolument splendide, captant l’ambiance libre des années 70. Une génération y est peinte avec lucidité. Un éloge de la fausseté – « le faux c’est l’au-delà » pour mieux rejoindre la vérité. Trop peut-être, voir la manière dont Eustache parle des cinéastes comme des oisifs se gargarisant de leurs oeuvres. Eustache ne s’épargne aucunement avec son portrait d’Antoine – évocation du graffiti par Véronika dans les toilettes : « Saute narcisse ! « . Un film somme au-delà de tout éloges. Verra t-on un jour ce film en DVD, histoire de faire perdurer sa magie tel un phare dans la nuit ? Il est l’un de ces films, illustrant une des répliques d’Alexandre : « Les films apprennent à vivre ». Eustache disait à Marcel Martin dans « Écran 73 » N°17 : « …Le film juge les spectateurs autant qu’il peut être jugé par eux ».