Annonce de la mort de Raymond Devos, on le savait très malade, et on pouvait déplorer une attitude absolument indigne d’une certaine personne face à cette issue fatale. Son œuvre est immense, on pouvait apprécier son art dans un coffret de CD paru il y a quelques années sous forme de bandonéon. Ce Belge, jouait avec le langage, de manière magistrale, son univers était unique à la fois cérébral et ludique, constituant un bel hommage aux saltimbanques. Côté cinéma, on ne l’a que très peu vu, il se contentait parfois que de brèves apparitions, comme dans « Les têtes interverties » (Alejandro Jodorowsky, 1957, CM), « Le Sicilien » (Pierre Chevalier, 1958), « Vous n’avez rien à déclarer » (Clément Duhour, 1959), « Le travail c’est la liberté » (Louis Grospierre, 1959), « Tartarin de Tarascon » (Francis Blanche, 1962), « Un comique né » (Michel Polac, 1977, TV), il est par contre souvent crédité à tort dans un des épisodes des « Cinq dernières minutes » version Raymond Souplex. Mais on se souvient de lui dans « Pierrot le fou » (1965) de Jean-Luc Godard, où il reprenait son sketch de « la mer démontée », habilement repris dans un port, face à Jean-Paul Belmondo, et il était irrésistible en abbé chef d’un petit groupe de scouts, saucissonné contre un arbre par des enfants turbulents dans « Ce joli monde » (Carlo Rim, 1957) où il avait pour partenaires Darry Cowl et Yves Deniaud. Une tentative d’adaptation de ses spectacles, avait donnait un film curieux et assez raté, réalisé par François Reichenbach « La raison du plus fou » (1972), son univers suscitait trop l’imagination, pour que l’on ne soit pas déçu par une retranscription assez vaine, malgré la pléthore de vedettes invitées. Un immense auteur-interprète qui a donné ses lettres de noblesse à l’humour français.

Affiche belge de « La raison du plus fou », source : Les gens du cinéma

ARTICLE – AP

Décès de Raymond Devos: les réactions

AP | 15.06.06 | 12:48

 

PARIS (AP) — Voici quelques réactions après le décès jeudi de l’humoriste Raymond Devos:

– le journaliste-animateur Bernard Pivot: « C’est triste d’apprendre que ce virtuose des mots, ce type extraordinaire » est mort, a-t-il confié sur LCI. « Il faisait dire aux mots ce que les mots ne voulaient pas dire, ne pouvaient pas dire, ne savaient pas dire ».
« Raymond Devos jouait avec les mots. Tous ces mots, ils étaient heureux de se retrouver changés, détournés, grimés et disant des folies et des drôleries ». Pour Bernard Pivot, « le sujet de Devos cela a été l’absurde, le non-sens. Il se servait des mots pour prouver l’absurdité du monde pour prouver la loufoquerie du monde dans lequel nous vivons ».

– l’humoriste Michel Leeb: « C’était un humoriste au-dessus de tous les autres, il était complètement à part dans notre univers (…) C’était un poète illuminé qui touchait presque à la métaphysique des choses », a-t-il dit sur LCI.
« C’est dans l’utilisation des mots, dans le travail des mots, dans la sculpture des mots, quelque chose d’original, magique, de clownesque, gigantesque, gargantuesque », a-t-il poursuivi en évoquant « cette façon légère d’aborder l’univers, le monde les mots ».

– l’animateur radio José Arthur: « Sa seule limite, c’était la langue française, il était pour les francophones incontournable », a-t-il dit sur France Info. « C’était un remarquable comédien, il avait des dons de musicien ». Devos « travaillait comme cela n’est pas permis; il a appris la musique comme les clowns le font (…) Sa prinicpale qualité, c’était cette sorte de chaleur humaine qui se dégageait de lui. C’était un des très rares comiques qui ne disait jamais de méchancetés ».

– le journaliste et ancien animateur du « Grand Echiquier » Jacques Chancel: « On a tellement partagé, fait tellement de choses ensemble, il y a toute une litanie de souvenirs: je ne veux retenir que le manieur d’absurde, l’homme des mots », a-t-il expliqué sur RTL.
« On n’aura plus jamais un personnage comme celui-là qui savait jouer avec la sémantique, avec la drôlerie, qui cultivait l’absurde dans la meilleure des manières », a souligné Jacques Chancel. « J’aimais bien son côté saltimbanque avec sa petite roulotte au fond du jardin, son goût pour les instruments de musique ».
« Je ne vois pas un homme, un artiste qui puisse lui être comparé ».

– l’humoriste Guy Bedos: « C’était un grand humoriste, ni un comique, ni un fantaisiste ». « C’est un pan de ma vie qui s’en va avec lui; c’était un peu mon parrain quand j’ai débuté », a-t-il rappelé sur RTL. « Il s’est inventé un univers, un personnage qui lui conviennent. C’est un jongleur de mots (qui) va rejoindre le cortège de tous les gens que j’aimais ».

GAMMA/WILLIAM STEVENS – Raymond Devos à l’Olympia, à Paris, le 9 juin 1994.

LE MONDE :

 L’humoriste Raymond Devos a tiré sa révérence par Olivier Schmitt

LE MONDE | 15.06.06 | 14h32   

C’est un homme d’esprit, un homme de cœur, un homme aimable qui disparaît aujourd’hui. Un homme rare. Raymond Devos est mort à son domicile de Saint-Rémy-les-Chevreuse (Yvelines), jeudi 15 juin, des suites d’une attaque cérébrale il y a plusieurs mois. Il était âgé de 83 ans.

Aujourd’hui, chacun est triste. Il y a quelques années – il me semble que c’était hier –, il m’avait reçu dans son bureau du 16e arrondissement de Paris. Il s’est avancé vers moi comme s’il entrait en scène, en représentation évidemment, mais une représentation placée sous le sceau du partage, de la générosité, la sienne, énorme, sans pareille. Il était alors tel qu’en lui-même toujours, pantalon bleu, pull bleu, chemise bleue, le regard bleu de France derrière des lunettes solidement arrimées sous sa chevelure en bataille. C’était en 1999 et Raymond Devos s’apprêtait, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, à se présenter devant le public parisien, sur la scène de l’Olympia, une nouvelle fois trop petite pour lui.

Hors de Paris, il recevait dans le grenier de sa grande maison de la vallée de Chevreuse, entre un buste de Molière et une montagne de dictionnaires, une mappemonde d’écolier et des instruments de musique qui, tous, étaient ses amis et dont il jouait volontiers, en scène et hors d’elle. Là, l' »artiste comique », comme il se définissait, racontait sa vie d’homme et sa vie d’amuseur. Au commencement est un garçonnet joyeux, né à Mouscron, en Belgique, le 9 novembre 1922, un parmi sept enfants scolarisés en France, qui déjà harangue ses camarades sur le perron de l’école primaire de Tourcoing ; plus tard, devenu brillant collégien, il est brutalement retiré de son établissement scolaire après la faillite de son père ; celui-ci installe la famille à Paris avant de s’enfuir on ne sait où… A 9 ans, Raymond Devos découvre la banlieue nord de Paris, Le Bourget et le bruit, insupportable, des avions. « Ça a été la misère pendant des années, expliquait-il, on partageait le peu qu’on avait. Je ne me souviens pas de m’être plaint. »

A 13 ans, on le retrouve aux Halles, affublé d’un tablier qui ne lui va pas du tout, portant des charges. Un beau jour, on lui demande de mirer des œufs. « J’arrivais à mirer six œufs en même temps, ce qui m’a beaucoup aidé pour la jonglerie », disait-il. La rumeur, les bruits, les conversations, les personnages du quartier aujourd’hui tristement disparu seront pour lui une école. La guerre survient. Raymond Devos part pour l’Allemagne, dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO). « J’y ai crevé de faim », dira plus tard le plus rond, le plus gourmand de tous nos comiques.

Revenu en France, il s’inscrit au cours de Tania Balachova et d’Henri Rollan, au Théâtre du Vieux-Colombier, et « continue de crever de faim « … Il vit au cœur de Saint-Germain-des-Prés, alors à son apogée, occupe une toute petite chambre sous les combles d’un hôtel sans attrait et dort sous le lavabo. « C’est bon de l’avoir fait, mais ce n’est pas bon de le faire, confiait-il. Ça abîme, ça rend lâche. Il y a des choses auxquelles il ne faudrait pas goûter. Bien sûr, je m’en suis toujours sorti, mais ça laisse des traces. Si on m’avait aidé…  » Son compagnonnage avec les comédiens de la Compagnie Jacques-Fabbri l’aidera.

Disert, depuis l’enfance, au point que le cinéaste Jacques Tati lui dira un jour qu’il était « bien trop bavard pour faire de la piste  » et donc devenir clown, il décide, au milieu des années 1950, d’écrire ses propres textes et de les porter à la scène. Le succès est presque immédiat. C’en est fini de l’homme solitaire sans le sou. Pourtant, après ces années de formation, Raymond Devos reste un homme seul, en marge du show-business et de l’agitation mondaine, lecteur impénitent de Gaston Bachelard, auquel il ne cessera jamais de revenir – « il met mon esprit en mouvement  » –, de Marcel Aymé – « le plus grand auteur comique  » – et de Michel Serres. Après avoir lu les textes classiques à ses débuts, il dévore les ouvrages consacrés à la mécanique du rire. « Si je ne l’avais pas fait, j’aurais peut-être fait mon métier de la même façon mais je l’aurais moins bien compris. »

Dès ses premiers textes, ses premiers sketches (Caen, La Mer démontée, Le Pied… ) on sait qu’il a « compris « . Raymond Devos installe un style, sans devancier ni descendant, nourri de son expérience comme de ses lectures, et surtout d’un imaginaire que certains décriront comme absurde, lui préférant le qualifier de « délirant ». « L’imaginaire, c’est mon pied-à-terre. Un exemple. Avant, j’étais dans un hôtel, borgne d’ailleurs, ça coûtait les yeux de la tête. Dans cet hôtel, le propriétaire me donnait chaque fois le 37. Et il n’y avait que 36 chambres. Je passais mes nuits à chercher mon 37. Jusqu’au jour où je me suis aperçu que le 37, c’étaient les couloirs. »

La seule certitude de toute sa vie aura été que le rire est une nécessité vitale, « au même titre que le rêve ». « Le rire, indiquait-il, ça peut être mille choses. On peut rire de joie mais ce n’est pas le rire que nous pratiquons. Nous, nous pratiquons le rire très particulier du comique. Il n’y a pas une grande différence entre le tragique et le comique, c’est seulement une différence de dose. Les racines du comique plongent à peine dans le drame, quand celles du drame plongent dans l’irréparable. Le comique dégrade les valeurs quand le tragique détruit les valeurs. Le comique, c’est toute notre histoire observée avec honnêteté : les moments exceptionnels, les grandes idées, les moments de gloire, et les moments de chute. Il y a des thèmes auxquels il ne faut pas toucher, tout ce qui est au dessous de la ceinture, tout ce qui est dégradant pour l’homme. Plus généralement, rions de nous, mais pas des autres. Protégeons le rire ! »

Raymond Devos l’a fait, avec obstination, la peur au ventre, peur d’entrer en scène, peur de déclencher des rires au mauvais moment ou pour de mauvaises raisons. Jamais il n’a eu peur de mourir, non plus que de vieillir. « Sur scène, j’ai dit que j’avais arrêté de vieillir pendant un certain temps. Ça a été dur. C’est comme quand on dit qu’on arrête de fumer. Quand personne ne m’observe, j’ai envie de prendre un petit coup de vieux, mais je me retiens. Peut-être que le temps que l’on passe sur scène n’est pas compté. On est dans l’imaginaire, pas dans le réel. Le temps n’a sans doute pas prise sur l’imaginaire. » Non plus que sur l’œuvre que nous lègue le plus drôle, le plus bouleversant de tous les philosophes.

Chronique

L’homme qui marchait sur les mains, par Francis Marmande

LE MONDE | 14.06.06 | 13h25

Ce que remarque Jean-Claude Gallotta, chorégraphe dont on peut voir Docteur Labus au Théâtre des Abbesses, ce sont les mains de Jean-Luc Godard, « ses belles mains ». Méfiez-vous des hommes à belles mains, ils ne sauront jamais étrangler. « Voyages en utopies », exposition de Jean-Luc « Cinéma » Godard à Beaubourg, est installée jusqu’au 14 août. Expo bâclée – Godard n’a mis qu’une cinquantaine d’années à la faire -, expo bizarre, irrésistible : puissant accélérateur d’intelligence, de contestation, de vie.

D’ailleurs, entre 1957 et 1968, tous les films de Godard étaient toujours projetés dans le même méchant chahut. Des mécontents aigris quittaient le noir de l’écran blanc en pestant, non sans balancer quelques petits-suisses sur les fans. A Beaubourg, Godard garde intacte son incertaine fraîcheur. Il respire comme il vit : musique, poésie, médias, lac, nature, cinéma, voix, masculin-féminin, toujours les mêmes questions. Un buisson de questions.

Depuis 1929, passage au « parlant », la vérité du cinéma, c’est le son. Avant 1929, les visages parlaient tout autant, mais la vérité du cinéma, c’était le cinéma. Godard restera dans l’Histoire par la splendeur du son : par ses films opéras, ses tragédies musicales, par ses oratorios pour portières claquées, sept mesures de Mozart, le générique du Mépris, Antoine Duhamel, Martial Solal, Raymond Devos en fou chantant vers la fin de Pierrot le fou.

Nul hasard à ce que le label le plus inventif en matière de musique contemporaine et de sons, le label ECM, fondé par Manfred Eicher, édite actuellement Anne-Marie Miéville et Godard : Four Short Films (ECM Cinéma). Autant que Dieu, le hasard n’existe pas. Vers la fin de Pierrot le fou (1965), Belmondo fonce devant un mur graffité où se lit, à moitié effacé, ce slogan : « Vive Dieu ! » Au bout du quai, un petit bateau file vers l’île avec la fille (Anna Karina), il reste un égaré : c’est Raymond Devos. Devos, première manière, qui fredonne un peu faux : « Est-ce que vous m’aimez… »

Devos première manière, c’est ce corps étrange qu’on n’applaudit pas encore au quart de calembour, qu’on ne célèbre pas en linguiste ; Devos, « l’homme du port », non-sens, fleur de peau, ahuri, voix flottante. Devos tel qu’on l’aime, à deux doigts du clown Grock, de Beckett ou de Raymond Barre.

Depuis cinquante ans, à chaque sortie d’un film de Godard, le réel sonne comme Godard. Godard-le-cinéma, Godard-la-peinture, on sait : dissertation d’écolier. Mais Godard, metteur en sons, Godard compositeur, Godard à deux doigts de Berio et Ligeti, tout commence. J’ai la chance – le hasard n’existe pas, la chance, oui – d’avoir vu le vernissage de l’expo Godard d’une drôle de façon : pluie grise, chantier, gribouillis, clous à planter, fils qui traînent comme des spaghettis géants en pleine sieste, rien à voir, personne ou presque. Les invités sont affairés à regarder un film dans une salle attenante. Je suis verni.

Au mur de l’expo, cette anecdote usagée : en 1900, Claude Monet exhibe fièrement son téléphone flambant neuf devant Degas. Degas, de haut : « En somme, on vous sonne, et vous y allez. » Juste devant le mur de l’anecdote, un ouvrier qui semble vrai téléphone : « Gérard, envoie la sauce, y a des gens qui déboulent. » Je suis des gens. Gérard envoie la sauce. Les écrans explosent d’un coup : manège enchanté, cacophonie sensationnelle.

Un mardi de 1963, Godard veut convaincre Brigitte Bardot de tourner Le Mépris. Bien conseillée, elle, jolie comme un sosie de B.B., tergiverse. Lui : « Si vous voulez, je peux faire un truc pour vous convaincre. » Elle : « Chiche. » Jean-Luc « Cinéma » Godard marche alors sur les mains. Il se dresse sur les mains en tendant le derrière. Il fait le tour du salon de B.B. en marchant sur les mains. Elle signe. Rue Beaubourg, une fille à vélo. Sur le porte-bagages, son classeur rouge en drapeau. Godard for ever.

 

LIBÉRATION :

 

Devos
On a démonté Raymond Devos par Jean-Baptiste Harang
Jongleur de mots, maître du calembour, clown à clarinette, mime… L’humoriste infatigable est mort hier matin, à l’âge de 83 ans.
vendredi 16 juin 2006
Il a dit : «Tout artiste normalement constitué rêve de pousser son dernier soupir dans le fauteuil de Molière, sur la chaussée du Pont-Neuf. Mais je soupçonne, hélas, le comédien cabot de revenir saluer après son trépas et, ainsi, de tout ficher par terre.» Il l’a dit, mais il ne le fera pas. Il y avait pourtant mis du sien, présent sur scène jusqu’à des 80 ans, jonglant avec des boules de cinq kilos jusqu’à 72 (jusqu’à ce qu’il en prenne une sur la tête, un soir, au Havre) et encore septuagénaire à faire le poirier sur le piano de son fidèle Hervé Guido. Non, la mort l’a pris ailleurs, hier, victime d’un accident cérébral après plusieurs mois d’hospitalisation. Raymond Devos ne reviendra pas saluer. Il ne gâchera rien.
Tout le monde n’a pas la chance de naître un 9 novembre. Lui si : c’était en 1922, à Mouscron, en Belgique, ce qui ne fit pas de lui un Belge ­ ses parents étaient français ­, ni tout à fait un Français puisqu’ils oublièrent de le déclarer au consulat. Son père était expert-comptable mais préférait le piano et les lettres aux savants. Sa mère la mandoline. L’expert fit faillite dans le commerce de la laine et dut revenir en France quand le petit Raymond n’avait pas 3 ans, et ses six frères et soeurs guère plus. Roubaix, Tourcoing, Paris. Il quitta l’école à 13 ans et le regretta toute sa vie. Des petits boulots en attendant la guerre : il est coursier en triporteur, crémier aux halles, où il apprend à jongler avec les oeufs, libraire sur les grands boulevards, et rêve de théâtre. La guerre le prend à 17 ans, le STO à 20. Ça ne l’a jamais fait rire, il nous a dit : «ça vous tombe dessus à 17 ans, c’est terrible, la déportation, 20 ans, le service du travail obligatoire, on n’a pas de fierté, on ne s’est pas battu, jeunes, humiliés, on n’est plus personne, ils vous mettent contre un mur et ils vous tuent, comme ça, par cruauté ou par erreur. Bien sûr, on a fait les clowns, avec André Gilles, on a fait les clowns, ce n’est qu’après, à la fin, qu’on sait que ça dure deux ans, mais pendant, c’est comme la mort.»
Sens interdits. En dehors de son texte appris, Raymond Devos était un homme sérieux, appliqué, et, de peur de décevoir à ne pas faire rire, il cherchait sans arrêt à aiguiller la conversation vers un bout de sketch, une réplique répétée, un gimmick d’interviewé. On pense qu’il rit pour oublier, non, il n’oublie pas : «J’ai écrit un sketch sur les camps, c’est le seul sketch écrit sur ma douleur, il s’appelle le Plaisir des Sens, les sens interdits.» Et, au cas où on n’aurait pas bien compris, devant vous, Devos prenait un crayon, lui qui n’écrivait qu’à l’encre violette, et vous dessinait un rond-point, quatre rues en étoile, chacune fermée d’un panneau de sens interdit afin qu’on n’en sorte pas : «Le camp, c’est comme ça, on arrive la gueule enfarinée, penaud, sans résistance et vlan ! La porte se ferme derrière notre dos, on tourne en rond, sans arrêt, avec en point de mire le corbillard. Quand je disais ce sketch, je pensais au camp, chaque fois. Les gens riaient.»
Mais ça, c’était après, quand Devos eut compris que son affaire était d’être Devos, ce clown qui jongle avec les mots, ce sumo contorsionniste, léger comme un éléphant de porcelaine dans un monde d’édredons. Avant, il avait fallu qu’il apprenne, le théâtre avec Tania Balachova, le mime avec Etienne Decroux, les tournées dans la troupe de Jacques Fabbri. Gagner sa vie jusqu’à 33 ans à jouer comme un fou le délire des autres jusqu’à ce qu’un mastroquet de hasard vous mette l’océan en pièce. Devos a raconté si souvent l’anecdote qu’elle finit par être vraie, d’ailleurs, elle est vraie. C’était à Biarritz en 1956, avec la bande à Fabbri, gros temps sur l’horizon, le garçon lui dit : « »Vous voulez quoi ? », alors j’lui dis : « Je voudrais voir la mer », i’m’dit : « La mer… elle est démontée. » J’lui dis : « Vous la remontez quand ? », i’m’dit : « C’est une question de temps. »»
C’était parti pour cinquante ans, un demi-siècle de mots pris au pied de la lettre, d’emballement de la logique du fou, la force de conviction de l’absurde, et cette immense présence à bretelles capable sur scène de vous emmener en bateau loin au large de la raison et vous ramener l’air de rien, les pieds sur terre parce que «Simone, Simone ! j’ai un bouton qui fout le camp». La femme de Raymond Devos s’appelait Simone. Ils vivaient à Saint-Rémy-lès-Chevreuse (Yvelines). Dans son grenier, qu’il avait équipé d’un ascenseur, il jouait du Steinway comme un débutant et du train électrique en virtuose, il archivait tout en commençant par ses pensées, grain à moudre de son petit commerce génial. Veuf, il eut Françoise pour compagne. Plus tard, lorsqu’il tomba malade, une autre se fit passer pour son épouse, un assez mauvais sketch (lire page suivante).
Chansons courtes. Devos aimait Bachelard et Marcel Aymé, il admirait Brassens et adorait apprendre. Le piano, la jongle, la flûte, la harpe et le concertina, dont il possédait quelques beaux spécimens et sur lesquels il transformait toute chanson en tango. Il acceptait volontiers les honneurs en compensation des diplômes qu’il n’avait pas eus. Il écrivit et interpréta un film réalisé par François Reichenbach, qui ne rayonne pas de l’émotion offerte en public (la Raison du plus fou, 1972), mais tourna pour Jean-Luc Godard une scène inoubliable dans Pierrot le fou, où, cheveux au vent, caressant un invisible gant, il se demande «est-ce que voooous m’aimeeeez ? Non». Il troussa d’indépassables chansons courtes : Se coucher tard nuit. D’autres à peine plus longues, le Jardinier espagnol ou les Vacances au bord de la mer, et un chef-d’oeuvre mal connu, Une chanson pour Pierrot, mis en musique par Félix Leclerc, et dont il était à juste titre très fier.
Quand, sans le décider, il ne remonta plus sur scène, il écrivit quelques romans, un livre pour enfants illustré par Yves Saint-Laurent, comme la continuation de son monde onirique et surréel, auxquels il manque sa «présence réelle», comme on dit en religion. Raymond Devos ne croyait pas vraiment en Dieu, s’intéressait de près à la question, il avait des doutes, en faisait un personnage récurrent de ses sketches, comme son chien ou son percepteur. Il s’efforçait de ne pas vieillir, disait : «A force de ne pas vieillir, on se rend compte un jour qu’on n’a pas eu de vieillesse. On m’a volé ma vieillesse.» A l’enterrement d’Achille Zavatta, Raymond Devos avait chanté la chanson de Giani Esposito : S’accompagnant d’un doigt sur son violon le clown se meurt, il la chantait parfois à la fin de ses spectacles, comme pour se prémunir. Raymond Devos était un malin. En flamand, un «devos» est un renard.

 

LIBÉRATION :

Les bons mots de Raymond Devos
Devos, on connaît tous ses sorties • Le florilège de «Libération.fr» •

jeudi 15 juin 2006 (Liberation.fr – 12:16)

«Quand on s’est connu, ma femme et moi, on était tellement timides tous les deux qu’on n’osait pas se regarder. Maintenant, on ne peut plus se voir!».

«Se coucher tard… nuit!».

«Le rire est une chose sérieuse avec laquelle il ne faut pas plaisanter».

«Je suis adroit de la main gauche et je suis gauche de la main droite».

«Je préfère glisser ma peau sous des draps pour le plaisir des sens que de la risquer sous les drapeaux pour le prix de l’essence».

«J’ai un copain, il est pilote d’essai… enfin, il ne l’est pas encore; pour l’instant, il essaie d’être pilote!».

«Je n’aime pas être chez moi. A tel point que lorsque je vais chez quelqu’un et qu’il me dit: «Vous êtes ici chez vous», je rentre chez moi!».

«Si Dieu n’est pas marié, pourquoi parle-t-on de sa grande Clémence?».

«J’ai le pied gauche qui est jaloux du pied droit. Quand j’avance le pied droit, le pied gauche, qui ne veut pas rester en arrière… passe devant… le pied droit en fait autant… et moi… comme un imbécile… je marche».

«Rien, ce n’est pas rien! La preuve, c’est que l’on peut le soustraire. Exemple: rien moins rien = moins que rien!»

«Il m’est arrivé de prêter l’oreille à un sourd. Il n’entendait pas mieux».

«Tous les écologistes sont daltoniens, ils voient vert partout!».

«Il buvait toutes mes paroles, et comme je parlais beaucoup, à un moment, je le vois qui titubait…».

«Avez-vous remarqué qu’à table les mets que l’on vous sert vous mettent les mots à la bouche?».

«En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées! Alors, j’ai troqué ma deux chevaux contre une deux boeufs!».

«Vous savez, les idées elles sont dans l’air. Il suffit que quelqu’un vous en parle de trop près, pour que vous les attrapiez!».

«Quand on demande aux gens d’observer le silence… au lieu de l’observer, comme on observe une éclipse de lune, ils l’écoutent!».